Dossier Intelligence Artificielle : la musique aux portes de la singularité (1/2)

intelligence artificielle

DBTH  et Philippe Astor vous proposent un dossier sur la thématique “Intelligence Artificielle et musique”

« Bientôt on ne fera plus de musique. Ou du moins, la musique ne sera plus faite par des musiciens […]. Il y aura bien une intelligence artificielle qui sera meilleur pianiste que Mozart, ou meilleur rappeur que Kanye West ou Jay Z. Je ne dis pas que c’est ce que je souhaite voir arriver, mais malheureusement, c’est ce qui est en train de se passer. C’est la terrible réalité. La révolution technologique est en marche. »

Will.i.am, leader du groupe Black Eyed Peas (au magazine Gala, en juillet 2015)

De par les processus cognitifs très complexes qu’elle met en jeu, la musique a toujours été un objet de recherche privilégié pour l’intelligence artificielle. Et c’est l’une des premières activités humaines à avoir connu de franches incursions de cette dernière dans son périmètre le plus réservé : celui de l’acte de création lui-même, jusque là hors de portée de la machine.

Dès le début des années 80, le chercheur et compositeur américain David Cope, de l’université de Californie Santa Cruz, parvenait à mettre au point un logiciel baptisé EMI (Experiments in Music Intelligence), capable de composer des musiques originales en s’inspirant des motifs et règles de composition de grandes œuvres de musique classique – de Mozart, Brahms, Stravinsky, Beethoven, Bach ou Vivaldi. David Cope a développé ses propres critères pour définir ce qui caractérise le style de chaque compositeur : en isolant par exemple des séries de notes récurrentes, ou en opérant une classification des accords, de phrases et de sections entières des œuvres, sur la base de sa propre grammaire musicale. Ces critères ont permis au logiciel EMI d’analyser la musique des grands maîtres du classique, stockée note par note dans une base de données, et de composer des sonates « à la manière de » Mozart, des symphonies inspirées de Beethoven, des chorales de Bach ou de nouvelles mazurkas de Chopin, et autres pièces de musique classique qui ont laissé nombre de critiques pantois.

Album Computer Composed Music de David Cope, paru sur le label Centaur Music en 1994

Plusieurs albums, dont un Virtual Mozart et un Virtual Rachmaninov, sont parus à la fin des années 90 et dans les années 2000 pour témoigner de ces expérimentations musicales, sur lesquels de vrais artistes-interprètes restituent des œuvres composées par un ordinateur. En 2010, paraissait sur le label Centaur Records l’album From Darkness, Light d’Emily Howell : un pur produit d’intelligence artificielle interprété par des humains, Emily Howell étant le dernier avatar logiciel de David Cope, héritière directe et plus aboutie d’EMI, capable de faire preuve de bien plus de « personnalité » dans ses compositions. En témoigne un deuxième album sorti en 2012, Breathless, d’inspiration encore plus contemporaine.

Musique algorithmique

En France, l’auteur-compositeur et artiste-interprète René-Louis Baron s’est intéressé à la musique algorithmique dès la fin des années 80, et a plus particulièrement orienté ses recherches vers la génération automatique de mélodies dites « populaires », par opposition à la musique expérimentale issue en général des travaux de l’IRCAM  (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique). En 1998, René-Louis Baron déposait un premier brevet à l’INPI portant sur un procédé et un dispositif baptisé Medal, de composition automatique et cohérente de musique sans aucune intervention humaine. « Les mélodies générées sont toujours très différentes les unes des autres. L’orchestration, quel que soit le style de musique, est asservie aux structures rythmiques et harmoniques de chacune », explique t-il à l’époque au site Vieartificielle.com.

Des filtres de rejet d’éléments indésirables permettent d’obtenir le style de musique souhaité.  « L’utilisateur peut opter pour un style harmonique général : blues, espagnol, successions de quintes, anatoles, modal, “classique”, jazz, oriental… Il peut choisir la densité des accords, de la mélodie, la mesure, la cadence rythmique, la structure du morceau, etc. », poursuit l’inventeur du Medal. Le logiciel permet également d’ajouter une deuxième ou une troisième voix à la mélodie principale, d’introduire un ou plusieurs chants en contrepoint, de faire varier la densité des notes de chaque partie de l’orchestre, et plus prosaïquement de jouer sur le tempo, l’armure, le mixage des sons. « L’utilisateur peut ainsi créer sa propre “ambiance” et la sauvegarder. C’est très utile pour générer une musique de film avec toutes ses variations », conclue René-Louis Baron, qui en a composé plus de 150 avec l’aide de Medal, en grande majorité pour des films institutionnels.

Compositions automatiques réalisées par le MedalComposer de René-Louis Baron

Piano romantique

Guitare sèche

« New York City » (Classique)

Fonction Multi-Morphing

« L’ordinateur ne remplacera jamais le compositeur, veut croire l’inventeur du MedalComposer, parce que le compositeur est libre, alors que mon programme ne l’est pas. Il joue aléatoirement mais sous contrainte. » L’interface du logiciel permet en effet d’asservir le robot à ses exigences. L’utilisateur a accès à des centaines de paramètres musicaux qu’il peut faire varier à loisir. En changeant de signature rythmique, de mode harmonique, de style général, une berceuse binaire avec accords parfaits peut se transformer automatiquement en blues ternaire avec accords de neuvième dièses. Avec le MedalComposer conçu par René-Louis Baron, l’auditeur peut lui aussi s’adonner aux joies du « musical morphing », et faire varier les paramètres musicaux en temps réel lors de l’écoute d’une musique.

René-Louis Baron est convaincu d’avoir conçu une nouvelle forme d’écriture musicale ouverte à tous les styles : occidentaux, africains, orientaux, extrême-orientaux. « Un nouveau métier, un nouvel artiste va bientôt voir le jour. On pourrait l’appeler “composicien” (compositeur-informaticien) », avance t-il sur son site. Un descendant en ligne directe, selon lui, des talentueux constructeurs d’automates. « Le “composicien” pourra réaliser l’outil informatique capable de générer toutes les musiques reflétant son style, ses tics, sa personnalité et d’une façon générale, sa propre culture… Deux milliards de musiques qu’il n’aurait jamais eu le temps d’écrire en une seule vie. »

Génome musical

En matière de composition automatique sans aucune intervention humaine, des chercheurs en intelligence artificielle de l’université de Malaga, en Espagne, ont pris le parti d’explorer une autre voie. Sous la houlette du compositeur et pianiste Gustavo Diaz-Jerez, ils ont mis au point, au début des années 2010, un système informatique de composition musicale, Melomics, dont les algorithmes s’inspirent directement de la théorie de l’évolution et des processus complexes du développement embryologique. « Les algorithmes évolutionnaires […] peuvent obtenir des solutions complexes et générer des variations complexes de ces solutions, expliquent les chercheurs espagnols dans une étude de cas publiée par l’Association pour le développement de l’intelligence artificielle. Dans certains domaines traditionnellement réservés à l’expertise humaine (le design, ou les arts), [ils] peuvent être réellement disruptifs. Ils sont actuellement utilisés, jusqu’à un certain point, pour l’automatisation de tâches qui exigent de la créativité, et peuvent proposer différentes variations aux solutions existantes, qui évoluent vers les objectifs de conception souhaités, à la manière d’une forme automatisée de brainstorming. »

Le système de composition de musique classique contemporaine Iamus, qui s’appuie sur les algorithmes biomimétiques non-conventionnels de Melomics, est capable de piloter l’évolution de structures musicales complexes encodées sous la forme de « génomes » artificiels. Sur le modèle de ce qui se produit sur le terrain biologique, chacun de ces génomes contient, tel une cellule souche capable de générer des organes, toutes les spécifications permettant de composer une pièce musicale d’un certain type ou d’un certain style. A chaque étape, un processus de contrôle vérifie que les contraintes de format musical et les principes esthétiques de base sont respectés. Un accord de six notes au piano, par exemple, quand la main ne compte que cinq doigts pour le jouer, ne passera pas le filtre. Mis en relation avec d’autres compositions, ces génomes artificiels peuvent muter et provoquer un changement de l’ensemble de la structure musicale. « De nouveaux genres peuvent être découverts par recombinaison des opérateurs fusionnant les génomes musicaux de différents styles, expliquent le chercheurs, de sorte que ce qui en ressort puisse combiner les caractéristiques des génomes parentaux, et favoriser l’apparition de nouveaux styles de musique hybrides. »

En 2011 est paru l’album Opus One, qui réunit des fragments de musique classique contemporaine composés par Iamus et interprétés part de vrais musiciens. La même année, sa première œuvre complète pour clarinette, violon et piano, Hello World !, voyait le jour. Quatre autres œuvres de Iamus furent enregistrées par l’Orchestre symphonique de Londres en 2012, ce qui a donné lieu à la parution d’un album éponyme du système de composition espagnol. « La première chose que j’ai dite aux musiciens, c’est que nous n’étions pas restreints par les exigences d’un compositeur. Nous étions complètement libre de créer à partir du matériau que nous avions. Nous pouvions faire ce que nous voulions, dans une totale liberté. C’est une immense opportunité pour l’artiste-interprète », commente Borja Quintas, le chef d’orchestre du London Symphony Orchestra, dans le making-off de l’album.

Iamus a également permis aux équipes de Melomics de développer des applications de musicothérapie, qui adaptent la musique générée aux informations fournies par des capteurs de l’état physiologique du patient, en matière de traitement des troubles du sommeil et du stress, ou d’atténuation de la sensation de douleur. Plusieurs petites applications musicales mobiles éditées par Melomics sont dédiées à la relaxation, à la concentration au travail, au sommeil des enfants ou des adultes, que la musique composée par Iamus s’évertue d’améliorer ou de favoriser.

Lire la deuxième partie du dossier 

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About Philippe Astor

Journaliste, blogueur, franc tireur, libertaire, philosophe, hermétiste, guitariste, activiste, dillettante, libre penseur. @makno et http://rockthemusicbiz.blogspot.fr/