La fin des producteurs (bis repetita)…

Patrice Lazareff, que vous lisez régulièrement ici de la définition de l’ingénieur du son, en passant par Bitcoin, la neutralité du Net ou Megaupload ou sur son site lazareff.com revient ici sur une tribune publiée dans Liberation en Décembre 2011 sur la fin des producteurs…Interloqué par cette tribune,  Patrice Lazareff a décidé d’y répondre. Et il me semblait interessant de reprendre sa réponse que maintenant, alors que les passions autour de cette tribune sont un peu retombées et que l’on peut la regarder avec un peu plus de recul…(PS: pour certains, reprendre un article ne veut pas forcément dire que l’on en valide la totalité, mais que la discussion est interessante à pousser…je dis ça comme ça, en passant..)

logo-next.pngUne bien curieuse tribune a été publiée par Libération le 20 décembre 2011. Intitulée « Maison de disques et producteurs : bientôt la fin », son contenu semble tout droit sorti d’un tract de la RIAA datant de la fin des années 1990, lorsque les producteurs de disques pensaient qu’il suffisait d’abattre Napster pour faire disparaître l’inévitable mutation qui s’annonçait alors. Autre siècle, autre crise, et pourtant de nombreux acteurs de la filière musicale semblent encore incapables de détacher leur regard d’un modèle qui n’existe plus. Ce qui est le plus étonnant est qu’il s’agit bien souvent de ceux qui ont pourtant le moins à y perdre…

Cent fois sur le métier…


Avant de reprendre les arguments mis en avant par l’auteur, Olivier “Yaco” Mouchard, je dois avouer que mon premier réflexe a été de tenter d’en savoir plus sur lui. Google est mon ami, et la recherche avec le terme “olivier yaco mouchard” (avec les guillemets) me renvoie 9 (neuf) résultats1. À l’heure où il faut se battre bec et ongle pour demeurer un tant soit peu anonyme, il s’agit là d’un exploit qui force l’admiration.

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Un commentaire sur Facebook m’en apprend un peu plus : « Olivier “Yaco” Mouchard, dit “Ollie Joe” sort son premier EP numérique le 25 Avril. Multi-instrumentiste et song-writter, il propose un style “Classic Rock / Power Pop” à la fois totalement référencé et complètement original. À découvrir. »

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Bref, à priori on voit mal comment un artiste que Google ne connait ni d’Ève ni d’Adam et qui sort à peine son premier disque peut avoir quelque chose à craindre du partage de fichiers. Mais peu importe, point n’est besoin d’être une superstar pour défendre sa vision des choses, mais au seul risque de la voir critiquée, c’est le jeu.

Télécharger c’est voler


Le ton est posé dès le premier paragraphe, il ne s’agit pas d’une réflexion, ni même d’une invitation à réfléchir, mais d’erreur grossière : « à l’heure où chaque personne munie d’une connexion internet haut débit vole sans impunité le travail de centaines d’artistes (…) »

Je ne relève qu’en passant le « sans impunité » pour lequel le relecteur de libé mérite de se faire souffler dans les bronches, ne serait-ce que pour avoir laissé le rédacteur de la tribune passer pour un con.

L’échange de fichiers par internet n’est pas du vol. La définition légale du vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui. Or, bien loin de soustraction, l’échange est au minimum une addition et bien souvent une multiplication qui ne prive pas le propriétaire initial de sa copie du fichier échangé.

Tout professionnel de la musique sait ou devrait savoir que la violation du droit d’auteur constitue un délit de contrefaçon. Mais comme la procédure et les sanctions de ce délit sont longue et lourdes, le législateur a prévu un mécanisme spécial pour l’échange de fichiers sur internet et dont la sanction finale ne repose pas sur la méconnaissance du droit d’auteur mais sur la non sécurisation de sa connexion à internet. Je n’entre pas ici dans les détails, reportez-vous aux nombreuses explications aisément accessibles à propos des lois dites hadopi.

La suite du propos est surprenante. L’auteur postule que les artistes sont « les vraies victimes de ce pillage » alors que tout le reste de son texte explique que ce sont en définitive les producteurs les plus touchés et que les artistes ne sont en réalité que des victimes par ricochet. Faut savoir…


Phil, l’ami des artistes


Vient ensuite une proposition intéressante. Le métier de producteur est mal connu. C’est vrai et il est important de le dire et de faire connaître cette profession qui est en effet bien loin des clichés véhiculés par la communication du show-business. C’est personnellement ce que je tente de faire avec plus ou moins de succès depuis des années, et je sais que ce n’est pas facile. À ce titre, la tentative d’Olivier semble plus qu’honorable, mais il ne faut que quelques lignes avant qu’il se tire lui même une balle dans le pied en présentant son ami Phil comme un producteur sorti d’une série hollywoodienne, du genre de celles avec des rires enregistrés entre les phrases. Olivier lui-même admet le caractère « cinématographique » de sa présentation.

Bien vite, l’œil exercé perçoit la méprise. L’ami Phil n’est pas producteur au sens économique du terme, la preuve : « Phil peut découvrir son nouvel artiste de plusieurs façons. Soit il le trouve lui-même, en écoutant par exemple une démo prometteuse, soit la maison de disques fait appel à lui pour produire la nouvelle signature. »

C’est une erreur courante, et lui tordre le cou justifie en soi ce billet. Olivier, comme beaucoup de personnes, confond le “producer” que connaissent les anglo-saxons avec le producteur au sens strict du terme. D’ailleurs, les seuls exemples qu’il donne sont des artistes anglais ou américains.

Parce qu’il a lu sur la pochette “produced by X”, il en déduit que X est le producteur alors qu’en fait X est celui qu’on appelle en France le réalisateur artistique, amicalement surnommé “réal” dans le showbiz.

En effet, le réal est souvent musicien et à ce titre intervient dans les compositions, l’arrangement et les décisions artistiques. C’est lui aussi qui choisit l’équipe pour le projet, musiciens, ingénieur du son, studio.

Mais ce n’est pas lui qui les paie.

Le réal est payé, comme les autres intervenants, par le producteur. Car le producteur n’est autre que le commanditaire, celui qui investit l’argent et qui, en retour, devient propriétaire de l’enregistrement et négocie avec l’artiste l’exclusivité temporaire de la commercialisation des copies. Et dans ce domaine, le sens des affaires est infiniment plus utile et profitable que l’oreille absolue.

Certes, historiquement et bien avant que la musique ne devienne une industrie, certains musiciens, fort peu en réalité, ont créé leur propre label et cumulé les fonctions de producteur et de réalisateur. Mais nous parlons ici d’une époque dont il ne reste que peu de survivants comme le montrent d’ailleurs bien les exemples choisis par Olivier : Ahmet Ertegun (1923 – 2006), Georges Martin (né en 1926) et Quincy Jones (né en 1933).

On pourra sans doute rétorquer que ce type de producteur/réalisateur existe toujours en dehors du circuit des majors. C’est vrai et j’en connais pas mal, heureusement. Mais leur but est différent de celui qu’Olivier leur assigne.

En effet, pour Olivier : « Un projet musical est une association de personnes, c’est une équipe qui travaille dans le même but : cartonner. »

Mais chez ces producteurs là, monsieur, on ne cartonne pas, non, on produit. C’est à dire faire en sorte que la musique existe afin de la rendre disponible à ceux qui sauront l’apprécier. Bien sûr, on ne vit pas pour autant d’amour et d’eau fraiche et il faut atteindre un seuil de rentabilité. Mais celui-ci n’est pas du tout placé au même endroit que pour ceux dont l’unique but est de cartonner. De plus, les artistes qui relèvent de ce type de production sont quasiment introuvables sur les réseaux d’échange de fichiers tout simplement parce que trop peu connus. Nous sommes là bien loin des nécessités des majors qui ne peuvent survivre que si une bonne part de leur production fait l’objet d’une consommation de masse.

Car lorsque quatre entreprises, et potentiellement bientôt trois si l’Union Européenne admet qu’Universal rachète EMI, tiennent plus de 75% du marché, on ne cartonne pas sans elles.

Aller en studio et enregistrer quelques chansons n’est rien. D’après un autre producteur — appelons-le Pascal — l’enregistrement représente entre 2% et 8% du budget d’un disque2. Le reste se décompose en droits d’auteur et surtout en promotion, extrêmement coûteuse, précisément de manière à la mettre hors de portée des indépendants.

Mais ces producteurs de majors, même s’ils prétendent le contraire dans des livres, n’ont que très rarement droit de cité dans les studios. Moins les artistes les voient et mieux ils se portent car dans une optique industrielle, celle qui cartonne, un artiste est un citron qu’on presse et qu’on jette quand il n’a plus de jus. Dans ce contexte, les rapports artiste / producteur se font par voie d’avocats et c’est mieux pour tout le monde.


Quand la musique est bonne


Un dernier poncif pour la route : « Mais les faits sont là : si plus personne ne paye pour écouter de la musique, il n’y aura plus de bonne musique à écouter. »

Ben voyons.

Cher Olivier, ce n’est pas parce qu’une musique cartonne qu’elle est bonne. Je sais que depuis l’avènement du Top 50, le classement des ventes est devenu la norme ultime de la qualité. Mais au temps jadis que vous semblez aimer, celui des Jones et des Ertegun, les hit-parade des médias étaient faits selon la bonne ou mauvaise humeur des programmeurs des radios, avec parfois une place laissée à l’avis du public. Bien sûr, les producteurs les plus riches ont toujours essayé de corrompre le système pour acheter des passages, sans trop y parvenir jusqu’à cette idée géniale, le Top 50, le reflet véritable des ventes. Imbattable. Facile à truquer et imbattable.

Nous voici presque trente ans plus tard et votre tribune illustre l’effet dévastateur de cette mesure. Vous pleurez une époque, celle de l’artisanat, qui s’est en réalité terminée en 1985 tout en défendant le modèle économique industriel des années 1995-2000 dont on sait pourtant bien qu’il ne fut qu’une bulle conjoncturelle.3

Nouveau modèle économique ne signifie pas absence de modèle économique, mais ce n’est certainement pas avec une attitude incohérente et défaitiste comme la vôtre que nous pourrons le construire.

  • 1. En nette augmentation depuis la publication de la tribune, environ 50 au moment de publier ce billet.
  • 2. P. Nègre and B. Dicale. Sans contrefaçon. Fayard, 2010.
  • 3. Voir notamment « Crise des ventes de disques et téléchargements sur les réseaux peer-to-peer. Le cas du marché français » par Marc BOURREAU et Benjamin LABARTHE-PIOL, dans la revue Réseau 2006/5 – n° 139, ISSN 0751-797, ISBN 978-2-7462-1685-3, pp. 105 à 144

Vous pouvez retrouver cet article sur le site de Patrice Lazareff, ici: http://www.lazareff.com/blog/2011/12/21/producteurs-repetita.html

Illustration photo: “We want more”

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About Patrice Lazareff

Patrice Lazareff est ingénieur du son de formation et a pratiqué ce métier pendant plus de 20 ans. Il est également developpeur web et licencié en droit (Paris I Panthéon-Sorbonne). Ce mélange des genres l'a conduit à intervenir sur les différentes problématiques actuelles du marché de la musique, fort de son expertise technique et sur laquelle reposent les points de vue exprimés. Son site web http://www.lazareff.com/

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