Peut-on encore sauver le soldat SoundCloud ?

Pressée par ses investisseurs de signer des contrats de licence avec les ayants droit et de songer sérieusement à monétiser son audience, la plateforme d’hébergement et de streaming audio SoundCloud est contrainte d’opérer un revirement stratégique qui risque de lui aliéner une partie de sa communauté.

A l’origine, la plateforme de streaming audio SoundCloud était destinée aux créateurs de sons, artistes auto-produits, DJ’s et autres réalisateurs de mixtapes et de podcasts, auxquels elle fournissait tous les outils permettant de mettre leurs productions en ligne, et d’entretenir une relation directe avec leur communauté de fans. Les utilisateurs de SoundCloud étaient donc supposés être producteurs des sons postés sur la plateforme et en détenir les droits.

Dès lors, SoundCloud pouvait se positionner comme simple hébergeur et bénéficier, en tant que tel, du régime de responsabilité limitée en vigueur en Europe et aux Etats-Unis. Ce régime prévoit qu’un hébergeur n’est pas tenu pour responsable a priori des contenus postés sur ses serveurs. Il a pour seule obligation de bloquer ou retirer un contenu qui lui a été signalé comme enfreignant les droits d’un tiers, par exemple une chanson du commerce.

Au contraire de Spotify ou Deezer, il ne fut donc pas question au départ pour SoundCloud de passer des accords de licence avec les maisons de disques, ni de leur payer le moindre euro de droits et encore moins des avances pouvant se chiffrer en millions de dollars, puisque l’objectif n’était pas de mettre à disposition leur catalogue. Mais les choses ont beaucoup changé depuis.

 

  • Plus seulement un hébergeur

En l’espace de quelques années,  SoundCloud est devenu une offre de streaming grand public au catalogue pléthorique, prisée par 350 millions d’auditeurs tous les mois. Chaque minute, 12 heures de sons, principalement de musique, sont postées sur SoundCloud par des millions d’utilisateurs. Mis à disposition de toute une communauté, ils sont écoutés, commentés, échangés, partagés. Et une proportion croissante de ces contenus audio, constituée pour grande part d’oeuvres composites et de musiques du commerce, enfreint désormais les droits de labels, maisons de disques, auteurs-compositeurs et artistes-interprètes.

SoundCloud pourrait persister dans sa posture d’hébergeur, et toujours prétendre n’être soumis qu’à une obligation de retirer les contenus litigieux sur signalement des ayants droit. Mais ce statut protecteur peut lui être contesté devant les tribunaux par les majors de la musique, qui multiplient les signalements et ont commencé à faire le ménage dans son catalogue. Mal préparée pour faire face à cette pression, la jeune start-up berlinoise d’origine suédoise n’a pas voulu courir le risque d’une longue bataille judiciaire à laquelle elle n’était pas du tout préparée. Ni ses actionnaires, qui la pressent de passer des accords avec les majors.

SoundCloud a commencé à rentrer dans le rang en signant un premier accord de licence avec Warner Music fin 2014. Aux termes du deal, les artistes de Warner Music Group sont rémunérés pour chaque écoute sur SoundCloud, qu’il s’agisse de titres intégraux ou remixés dans toutes sortes de mixtapes, mash-up et bootlegs. L’accord porte également sur les droits des auteurs-compositeurs de Warner Chappell, filiale de Warner Music Group dans l’édition musicale. Et il blanchit réatroactivement SoundCloud d’éventuelles violations de copyright antérieures.

  • Licences « innovantes »

Dans un communiqué de presse, la major se félicitait alors des « nouvelles opportunités promotionnelles et commerciales » offertes par ce partenariat, qui, en raison du statut particulier de SoundCloud, « inclut des termes de licence innovants ». Les deux compagnies n’en ont pas dévoilé plus sur les conditions arrêtées, sinon qu’elles permettent aux artistes et aux auteurs de Warner « une plus grande flexibilité pour gérer la mise à disposition de leurs contenus », et leur fournissent « un moyen de générer des revenus additionnels à partir des remix et des mash-up réalisés par les utilisateurs ».

Dans l’univers de la musique en ligne, autoriser la mise à disposition de remix et de mashups réalisés à partir de musiques du commerce était une première. De même qu’autoriser la mise à disposition par les utilisateurs, sur une plateforme UGC de streaming audio, de ces mêmes musiques du commerce. Seul Youtube bénéficiait de ce privilège jusque là, avec la vidéo pour caution (et une qualité dégradée de la piste audio). SoundCloud ayant pour spécificité de cibler des audiences engagées autour d’esthétiques de niche, l’accord signé avec Warner Music ne porte pas sur l’ensemble de son catalogue. La major garde la main sur les contenus dont elle autorise la mise à disposition et veille sur leur monétisation. Un système d’identification automatique lui permet d’exercer un contrôle sur les UGC (la profusion de sons postés par les utilisateurs sur Soundcloud) et de demander le cas échéant leur retrait.

Pour SoundCloud, les choses commençaient à se dessiner sur le papier. Construire un Youtube de l’audio devenait possible. Mais la réalité est venue contrarier ces perspectives. Dans le foulée de Warner Music, un accord devait être bouclé rapidement avec Sony Music, avec qui les négociations étaient bien engagées, et qui avait commencé à lancer quelques opérations promotionnelles sur la plateforme, comme à l’occasion de la sortie de l’album Sonic Highways des Foo Fighters, proposé en pré-écoute. Depuis, la lune de miel entre SoundCloud et Sony Music a tourné court. En mai 2015, la maison de disques retirait de la plateforme la musique de plusieurs de ses artistes phares. Selon Billboard, c’est « l’absence d’opportunités de monétisation » qui a fait échouer les discussions entre Sony et SoundCloud.

 

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  • Enjeux de monétisation

Il faut dire que la start-up, créée en 2007 et financée jusque là à hauteur de 123 millions de dollars, n’a vraiment commencé à se soucier de monétiser son audience – en dehors de ce que payent ses utilisateurs premium qui ont de gros besoins en hébergement – qu’au début de l’année 2014 : avec la mise en place de son programme publicitaire On SoundCloud. Quelques gros annonceurs ont saisi la balle au bon, mais avec une perte nette de plus de 29 millions de dollars en 2013, contre un chiffre d’affaires de 14 millions de dollars à peine, SoundCloud est loin d’avoir fait ses preuves en la matière. Et d’avoir convaincu ses investisseurs, comme l’ensemble des ayants droit, de sa capacité à générer du cash.

A titre de comparaison, le chiffre d’affaires de Deezer est dix fois plus important, et celui de Spotify  est vingt fois supérieur, quand l’audience cumulée de ces deux services streaming audio est très inférieure à celle de SoundCloud. À ce jour, le programme publicitaire On SoundCloudne rapporte que 110 K€ par mois aux ayants droit américains. Et les maisons de disques se montrent très frileuses, désormais, à l’égard du streaming gratuit financé par la publicité, jugé trop peu rémunérateur. Seule la promesse de lancer une formule payante sans publicité dans le courant du premier semestre 2015, qui n’a toujours pas vu le jour, avait convaincu Warner Music de signer – et une participation de 3 à 5 % accordée dans le capital de la compagnie.

La start-up est également parvenue à s’entendre aux Etats-Unis avec la National Music Publishers Association (NMPA), qui regroupe les éditeurs de musique américains, dont Sony/ATV, filiale de Sony Music dans le publishing. Et elle a conclu un accord avec l’organisme international Merlin, qui représentent 20 000 labels indépendants dans le monde. Mais l’annonce d’un accord imminent avec Universal Music par le site anglais Music Business Worldwide, en août dernier, ne s’est toujours pas confirmée. Et de nouveaux nuages se sont amoncelés dans le ciel de SoundCloud.

  • Revirement stratégique

Après cinq ans de négociations infructueuses, la société d’auteurs anglaise PRS For Music a menacé fin août de se pourvoir en justice contre la plateforme. « La compagnie continue à contester qu’elle ait besoin d’une licence de PRS For Music pour ses services disponibles au Royaume Uni et en Europe, ce qui veut dire qu’elle ne rémunère pas nos sociétaires lorsque leurs œuvres sont écoutées sur [sa] plateforme », justifie la société de gestion collective britannique dans une lettre à ses membres. Soundcloud s’est défendu dans un communiqué en invoquant les accords déjà passés « avec des milliers d’ayant droit »,  et a dénoncé l’attitude de PRS For Music, alors que les deux parties seraient engagées dans des « négociations commerciales actives ».

Les menaces de PRS For Music, qui ne semblent pas avoir été mises à exécution pour l’instant, ne sont qu’un moyen de rajouter de la pression à la pression, et de parvenir au meilleur accord possible avec la start-up. D’autres défis attendent SoundCloud, qui doit encore négocier avec tous les guichets délivrant, à l’instar de PRS For Music au Royaume Uni, des licences multi-territoriales sur les répertoires d’oeuvres des grandes sociétés d’auteurs et des grands éditeurs de musique anglo-saxons. Un complément indispensable aux accords internationaux passés avec les labels et les maisons de disques, qui portent sur les « droits master » (droits sur les enregistrements), quand les licences délivrées par les sociétés d’auteurs et les éditeurs portent sur les droits d’auteur (droits sur les œuvres).

Tout à son modèle d’hébergeur, et au développement de nouveaux outils aux petits oignons pour ses DJ’s et leurs communautés de fans, SoundCloud se voit aujourd’hui contraint d’opérer un véritable revirement stratégique, et de s’initier de toute urgence aux subtiles arcanes de la gestion et de la négociation des droits de la musique sur Internet. Le recrutement d’exécutifs de la filière musicale, comme l’ancien vice-président de Warner Music Group Stephen Bryan, participe de cette mutation. De même que la mise à disposition des ayants droit de moyens d’identification des œuvres postées sur sa plateforme UGC, et d’envoi automatique d’avis de retrait.

 

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  • La fin d’une utopie ?

C’est un virage périlleux qu’est en train de négocier la start-up, qui risque de lui aliéner une bonne partie de sa base d’utilisateurs. De nombreux DJ’s qui postent leurs remix et leurs playlists sur le site voient d’un mauvais œil cette irruption des majors dans leur univers Do It Yourself, communautaire et participatif. Le londonien DJ Mr Brain, de son vrai nom Greg Morris, a préféré déménager sur la plateforme concurrente anglaise Mixcloud, après que son compte ait été désactivé suite à des signalements répétés d’Universal Music. Quant au DJ et producteur américain Kaskade, qui a reçu 32 e-mails du système de protection automatique du copyright de SoundCloud en moins de 48 heures, certaines de ses compositions originales ont été retirées de la plateforme automatiquement, sous prétexte qu’elles enfreignaient les droits de son label Ultra, qui n’avait fait aucun signalement.

« Je n’ai plus rien à faire ici », a t-il réagi, annonçant la création de son propre portail, « pour partager ce que je veux quand je veux ». Le risque de désaffection des hard-users de Soundcloud est amplifié par sa volonté d’introduire de la publicité dans ses pages et de nouvelles formules d’abonnement, pour les DJ’s comme pour les auditeurs.  « Je suis attristé par ces changements inévitables parce que SoundCloud a été pour moi la plateforme la plus utile dans ma carrière, comme outil de partage et de promotion », a confié au magazine en ligne The Fader le DJ canadien Ryan Hemsworth, qui cherche une solution alternative. « Pour moi, le but de Soundcloud c’est la découverte, et il est important que cela reste une expérience gratuite », déclare son homologue new-yorkais A-Track, 4 millions de followers au compteur. « Si je dois payer pour partager ma musique, je ne le ferai pas. Et si les gens doivent payer pour écouter des artistes non signés, ils ne le feront pas non plus », estime pour sa part le jeune américain Kreayshawn, du haut de ses 11 500 followers.

L’hébergement, la location d’espace de stockage, et l’abonnement à des services pros ou sans publicité suffiront-ils à SoundCloud pour monétiser son audience à la hauteur des espérances des ayants droit et de ses actionnaires ? Même sans perspectives de monétisation satisfaisantes à court terme, les majors finiront certainement par signer, ne serait-ce que pour exercer un contrôle direct, y compris capitalistique, sur ce Youtube de l’audio dont les vertus promotionnelles ne leur ont pas échappé – et sur une plateforme UGC qui préfigure de nouveaux modèles d’exploitation de la musique en devenir, autour notamment des œuvres composites (remix, mashups, bootlegs, etc.). Quant aux actionnaires, ils ont bien compris que l’absence d’accords de licence avec les ayants droit a fait échouer une vente juteuse de SoundCloud à Twitter l’an dernier. Cette convergence d’intérêt entre majors de la musique et investisseurs de SoundCloud laisse entrevoir une porte de sortie pour la start-up. Mais à quel prix ? Peut-être bien celui de son utopie fondatrice, ou de son innocence.

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About Philippe Astor

Journaliste, blogueur, franc tireur, libertaire, philosophe, hermétiste, guitariste, activiste, dillettante, libre penseur. @makno et http://rockthemusicbiz.blogspot.fr/

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