Le rock, laboratoire du Direct-to-fan depuis plus de 50 ans

Julien ‘Djouls’ Lakshmanan, pilier incontournable du web musical depuis plus de 15 ans, fondateur du site ParisDJs.com (1,5 million de downloads) et des labels T.I.M.E.C., avec Grant Phabao, Colored-Inc et Doctor L se penche sur les racines du direct to fan. “Pour lui”, dit-il, “d’un point de vue purement factuel, le direct to fan commence en janvier 1966 et prend son véritable envol en octobre 1984….”

Au début de l’année 1966 au Fillmore Auditorium de San Francisco, un fan enregistre le concert des Grateful Dead auquel il assiste. Un concert enregistré par un fan parmi aujourd’hui plus de 2000 enregistrements de fans recensés. Le groupe sort son premier album sort en 1967 pendant que les Beatles et les Rolling Stones règnent…

Dès leurs débuts, les Grateful Dead se dévouent pour leurs fans, dans le quartier de Haight-Ashbury à San Francisco, offrant repas, hébergement, musique, soins, et les encourageant à enregistrer leurs concerts.

À la fin des années 70, leurs fans commencent à s’organiser et vendent  des T-shirts et autres produits dérivés sur le parking des concerts, avant et après les shows, afin de subvenir à leurs besoins tout en suivant le groupe tout au long de leurs tournées. Une véritable communauté est née et vit avec le groupe, avec ses codes et langage propres.

Au début des années 80, le nombre de “tapers” (fans qui enregistrent et partagent les concerts) croît de façon exponentielle, et à partir d’octobre 1984 un espace leur est dédié juste derrière la table de mixage de l’ingénieur du son, avec même parfois un branchement direct, ce qui génèrera la circulation de quelques enregistrements d’une qualité exceptionnelle.

Au même moment, les Grateful Dead sortent du système. Ils s’éloignent de l’industrie musicale. Rien ne paraît entre 1981 et 1986.

Le groupe est un parmi les premiers du monde du rock à conserver la propriété de ses masters (productions) et de ses droits éditoriaux (éditions).

Et pourtant au final il ne devient multi-millionaire (que) grâce aux tournées, au développement de leurs droits d’édition et à leur merchandising. Dans leur livre “Marketing Lessons from the Grateful Dead: What Every Business Can Learn From the Most Iconic Band in History“, David Meerman Scott et Brian Halligan identifient cet espace “tapers” comme crucial dans le développement de la fan base du groupe.

Une relation direct-to-fan qui aura finalement pris presque 20 ans à se mettre en place!

En 1986, Phish, un groupe américain imprégné de cette culture “Grateful Dead” à base d’improvisation (souvent mélangé à de nombreux autres styles), et de fans qui s’échangent les concerts en toute légalité, fait ses débuts sur le circuit. Début 1989 à Boston, les propriétaires d’un club refusent de les programmer sous prétexte qu’ils n’ont jamais entendu parler du groupe. Les fans, eux, ont entendu les cassettes de concerts qui circulent, et toute une caravane les suit déjà de ville en ville. Le groupe décide alors de louer le club lui-même… et fait sold-out, juste avec ses fans!

En 1991 Phish devient, avec Bob Dylan, les Grateful Dead et les Beatles, un des premiers groupes à avoir son propre newsgroup Usenet, rec.music.phish.

Leur popularité est telle qu’ils signent rapidement avec une major… En 1992, plutôt que de tourner tout l’été dans les clubs, les groupes Blues Traveler, Phish, The Aquarium Rescue Unit, The Samples, The Spin Doctors et Widespread Panic se réunissent et montent le festival H.O.R.D.E. (Horizons of Rock Developing Everywhere), qui, en rassemblant les fans de tous les groupes, permet de remplir des amphithéâtres. On parle alors d’une seconde génération de “jam bands” (la première étant le Grateful Dead, Jefferson Airplane, Led Zeppellin, Allman Brothers...) dont les signes distinctifs sont un mélange de styles musicaux autour d’une racine de rock improvisé et de jazz, et une communauté de fans impliquée dans une relation directe avec leurs groupes.

Fin 1993, déjà en relation permanente avec ses fans à travers la newsletter papier “The Doniac Shvice“, la newsletter par email de leur site officiel phish.com ou celle du site officiel de la communauté de fans phish.net, Phish commence à vendre ses tickets de concert en direct à ses fans. Lorsque leur maison de disques pense enfin avoir un tube radio, le groupe décide de retirer le track de l’album. La promotion massive et le marketing traditionnel ne les intéressant pas car ils “survivent” parfaitement en se contentant de tourner grâce à leurs fans… à tel point qu’en 1999 ils génèrent 19 millions de dollars en tournée pendant que les Rolling Stones n’en font que 12!!

Entretemps, le groupe aura essayé de se développer en Europe, mais les filiales européennes des majors préfèrent ignorer le phénomène (je cite, à l’époque, des responsables d’East-West/Warner: “Nous n’avons plus de budget, tout est parti dans Ophélie Winter” et d’Universal Music: “Tu dois te tromper, ce ne doit pas être 19 millions, mais 19.000”).

Fish est même tellement identifié à la culture indépendante qu’ils ont eu leurs propres personnages dans les Simpson et South Park.

Prince commence, lui, à explorer le direct-to-fan, en sortant en 1997 un quintuple CD, “Crystal Ball“, qui sera le premier disque de l’histoire à être vendu sur pré-commande et uniquement sur internet. En 1998, MP3.com et Audiogalaxy règnent sur le partage de fichiers musicaux. Le premier avec pléthore d’artistes non signés et le second avec un système de groupes de fans et de partages de goûts similaires encore inégalé à ce jour.

En juin 1999 arrive Napster et les échanges peer-to-peer. La distribution de la musique passe alors d’un modèle basé sur l’offre, où les maisons de disques imposent le choix et le prix, à un modèle basé sur la demande, où les fans contrôlent leurs choix, et où les consommateurs peuvent obtenir facilement et gratuitement la musique qu’ils cherchent. Le premier format touché par le phénomène est le single, remplacé aujourd’hui par le mp3 extrait de l’album, à écouter ou à télécharger gratuitement.

A la fin des années 2000, des groupes établis comme Nine Inch Nails ou Radiohead vendent leur musique en direct à leur fans, avec succès. Les majors essaient, elles, de commercialiser désormais pléthores d’éditions limitées et “collector”, avec des bonus et des contenus exclusifs. Le disque vit un cycle plus court, et connaît plus de mutations: des éditions limitées, puis des pochettes cheap premier prix… Le marché a chuté, suite à l’arrivée massive de nouveaux médias (téléphonie, Web, baladeurs numériques…) et les habitudes de gratuité acquises par les consommateurs. Nombreux sont ceux qui en concluent que l’argent dans la musique ne peut plus être réalisé dans la vente de disques, mais dans la vente de produits dérivés et de services autres que la fourniture d’une simple copie.

Logiquement, les labels proposent donc aujourd’hui des deals “à 360°”, afin de s’assurer d’être à la fois producteurs de disques, éditeurs, organisateurs de concerts, patrons de salle, managers, et de s’en sortir par la diversification. Des deals qui peuvent rapidement impliquer certains conflits d’intérêts, ou artistiques… des deals qui mettent surtout en exergue, la valeur aujourd’hui inconstestable de la relation direct-to-fan, en passe aujourd’hui de devenir le seul mode de communication efficace entre production musicale et public.

Les grands acteurs de la distribution et la promotion de musique “direct to fans” n’ont donc rien inventé… ils se sont simplement inspirés de méthodes contributives pleines de bon sens qui faisaient déjà leurs preuves il y a un demi siècle .

Photo Grateful Dead/Bob Dylan avec l’aimable autorisation de Herb Greene

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About Julien Lakshamanan

Julien 'Djouls' Lakshmanan, pilier incontournable du web musical depuis plus de 15 ans, fondateur du site ParisDJs.com (createur de mixes, 1,5 million de downloads) et des labels T.I.M.E.C., collectif de producteurs et Djs parisiens avec Grant Phabao, Colored-Inc et Doctor L. Il est également rédacteur de plusieurs milliers de chroniques de disques sur le web.

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